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Interview de Richard Guérineau (Bulle d'Encre - 2010)

Auteur talentueux et prolifique, Richard Guérineau enchaine les projets avec autant de réussite. Entre des one-shots, des concepts collectifs et sa série à succès, il a pourtant pris le temps de venir présenter le premier tome du troisième et dernier cycle au festival Quai des Bulles. 13 ans et 13 volumes, pas de quoi être superstitieux pour autant !

Rencontre avec Richard Guérineau

Bonjour ! Voici donc venu le troisième cycle du Chant des Stryges...

Richard Guérineau : Oui, troisième et dernier, c'est l'ultime saison. J'ai le sentiment que c'est un cap qu'on franchit, on est maintenant plus proche de la fin que du début.

Pour ce treizième tome, vous êtes toujours aux commandes. Imaginiez-vous ça au commencement ?

RG : On avait prévu, dès le départ, de faire trois saisons. On pensait avoir la matière pour et l'idéal pour nous était de faire ça sur trois cycles. Bien sûr, on savait qu'on n'irait au bout que si le succès était là. Et comme il a été là... on a pu se dire rapidement que c'était parti pour dix-huit tomes !

Malgré tout, n'avez-vous jamais eu l'envie de laisser la série, pour vous consacrer à autre chose par exemple ? Le système de cycle aurait pu le permettre.

RG : Non, parce qu'il y avait déjà des séries parallèles qui faisaient intervenir d'autres collaborateurs et Le Chant des Stryges est mon bébé. J'ai participé avec Corbeyran à sa conception, à la création de la mythologie, on construit les récits ensemble, c'est vraiment mon bébé. A aucun moment je n'ai pensé à passer la main à quelqu'un d'autre. Et puis surtout, quand j'ai su qu'on irait un bout, ça a constitué un challenge. Se dire que j'allais passer presque 20 ans sur la série, ça avait un côté « série à l'ancienne ».
Bien sûr, j'ai eu un petit coup de mou à la moitié, au cours du deuxième cycle. Il y a eu des moments difficiles... Quand on est aussi loin du début que de la fin, il faut alors trouver un second souffle. Je l'ai trouvé en faisant des trucs à côté, des one-shots comme Après la nuit ou Le Casse. Je vais en faire d'autres, je vais essayer d'alterner comme ça. Ça me permet toujours de revenir aux Stryges avec plaisir.

Ça ne vous a jamais posé de problème de passer d'un projet à un autre ?

RG : Au contraire, je pense que ça a apporté aux Stryges, même graphiquement. Le fait d'avoir pris d'autres chemins, d'autres récits en cours de route, a imprégné Les Stryges aussi, je le sens. C'est peut-être de manière souterraine, mais il y a une évolution permanente.

Est-ce que vous gardez toujours la même technique ou ces autres projets servent-ils de labo ?

RG : Alors non, c'est beaucoup plus anarchique que ça ! J'ai changé pas mal de fois de technique, même sur Les Stryges, mais j'ai plutôt acquis une autre manière de dessiner. Je fais les choses de manière instinctive, c'est donc difficile d'en parler.
Par exemple, sur Le Troisième jour, j'ai essayé d'épurer, de faire quelque chose de moins réaliste. Et le Tome 13 des Stryges, qui arrivait après, en a vraiment bénéficié. Je revenais à un album plus fouillé graphiquement mais aussi plus stylisé. Au moment où j'ai fait le western, mon trait était plus gras, ça correspondait à des albums des Stryges où le trait était lui aussi plus charbonné.

Ces légers changements permettent aussi à la série d'évoluer. Ça doit être nécessaire ?

RG : Oui, je le vois vraiment comme un parcours sur 20 ans. On doit prendre certains chemins à certains moments... Pour moi, les albums des Stryges sont des vrais repères dans le temps ! Je me souviens de ce qui s'est passé certaines années grâce à eux.

Pouvez-vous nous parler des différents coloristes qui se sont succédés ?

RG : C'est une question qui est un peu plus douloureuse. Parce que, du moment où Isabelle Merlet, la première coloriste, a décidé de laisser tomber, on est rentré dans une phase un peu chaotique. En plus, à ce moment-là, on avait envie de couleurs informatiques, numériques, mais à l'époque il y en avait peu qui maitrisait, ça tâtonnait encore. Du coup, ce n'était pas évident, plusieurs coloristes sont passés, chacun avait ses qualités mais il manquait toujours quelque chose : soit ce n'était pas en accord avec le dessin, soit ça ne correspondait pas à l'ambiance qu'on voulait y mettre...
Et puis, avec une série qui marche, tout le monde veut donner son avis, il fallait aussi que ça plaise à l'éditeur, aux auteurs. C'est devenu vraiment très chaotique à la fin de la deuxième saison. Maintenant, on a remis les compteurs à zéro, on a pris le temps de chercher un coloriste qui puisse faire le troisième cycle en intégralité.

L'heureux élu est donc Luca Malisan ?

RG : Oui, il a fait du super boulot et il n'y aura aucun souci a priori. Ça devrait bien se passer et là, enfin, je me dis que c'est bon et qu'on a ce qu'il faut à la fois pour mon dessin et pour l'ambiance de la série. Il est dans le ton et il l'a été tout de suite, sans aucune modification importante à faire. Luca a très vite compris ce qu'il fallait.

Parmi les travaux en parallèle, il y a les couvertures pour Uchronie(s). Qu'en avez-vous pensé ?

RG : Pour moi, c'est un autre travail, c'est de l'illustration. Je mène depuis des années un travail d'illustration à coté mais de manière très sporadique. Beaucoup de couvertures de romans chez J'ai Lu à une certaine époque, ça me permettait d'expérimenter, notamment le travail à l'ordi. Pour Uchronie(s), c'est une demande de Corbeyran pour donner une unité à sa série. Ce n'est pas un travail d'auteur, je le prends vraiment comme un boulot d'illustrateur.

Il n'y a rien de frustrant à aborder ce que d'autres dessinent ?

RG : Pas du tout, je trouve au contraire que c'est amusant de me ré-approprier des personnages que je n'ai pas dessinés. Et ça ne prend que quelques jours, on a un résultat très rapide. C'est plus gratifiant que le travail ordinaire en BD, qui prend beaucoup de temps pour arriver à un résultat. Là, c'est presque une récréation. Sauf si le délai est trop serré ! (rires)

Pour ces couvertures, aviez-vous justement eu la possibilité de voir les albums en cours de réalisation ?

RG : Le problème a justement été qu'on me demandait quasiment les trois couvertures en même temps, c'est à dire tous les Tomes 1 ou tous les Tomes 2. Je réussissais à avoir les planches de New Byzance, puisque c'était le premier, ça me donnait des repères visuels. En revanche, pour les autres, je n'avais rien, je fonctionnais un peu à l'aveugle. J'avais les personnages, mais pour les ambiances je le faisais comme je le sentais. C'est un peu bizarre, assez étrange, de faire ça à l'aveugle...

« Si jamais ça nous prend, qu'on a de bonnes idées, une vraie envie, pourquoi ne pas réutiliser Debrah... »
Richard Guérineau

Corbeyran reste un collaborateur privilégié pour vous.

RG : Oui, ça fait plus de 15 ans – hé oui, 15 ans ! – qu'on a démarré ensemble sur notre premier album, L'As de Pique, qui était sorti en 1994 chez Dargaud [NDR : réédité en intégrale chez Delcourt]. C'est donc une vieille collaboration.
Et puis le succès qu'on a eu sur Les Stryges nous a soudés. Malgré tout, il a connu des déboires, quand une série ne marche pas, il arrive une certaine lassitude entre les auteurs. Heureusement, pas pour nous. On habitait aussi la même ville, on se voyait très souvent. La proximité rendait les choses faciles, mais on continue de se voir très régulièrement, avant de commencer un bouquin notamment.

Cette relation vous a permis de participer aux scénarios ?

RG : Oui, mais pas à l'écriture-même qui est son domaine, plutôt à l'élaboration des récits. Quand on se voit, on essaie de poser ensemble les principales séquences de l'album. Après, ça bouge, mais la trame reste et moi j'ai besoin de ça pour me motiver et passer 6/8 mois sur un bouquin. C'est le temps qui me faut, certains trouvent ça rapide mais pour moi c'est long.
J'aime bien fonctionner comme ça avec tous mes collaborateurs... même si je n'en ai pas eu beaucoup ! Ça me permet aussi d'y glisser mes préoccupations et mes envies.

Il y a toujours une discussion ?

RG : Oui. Parfois on n'est pas d'accord, on bataille et on cherche un compromis. Mais on y arrive toujours. Même si on est très différent avec Corbeyran, on s'arrange sur les grandes lignes. Je sais que personnellement j'aurais tendance à aimer que tout aille très vite, lui a la tendance inverse de faire de la rétention d'information. Au final, ça s'équilibre assez bien.

Vous connaissez donc déjà la conclusion de la série ?

RG : Oui, même si beaucoup de choses peuvent changer. On doit encore discuter de la fin du cycle, il y a des questions auxquelles on n'a pas encore répondu, il ne faut pas se planter ! On n'a pas non plus envie de tout planifier, pour se laisser des surprises et ne pas s'ennuyer. Il faut se laisser une marge de manœuvre. Par le passé, on a eu des soucis d'ordre scénaristique qu'on n'avait pas anticipés. Certaines éléments se rajoutent et doivent être gérés par la suite.
Sans trop révéler, on ne pourra pas tout expliquer. La fin sera sans doute comme celles des saisons précédentes. Comme chaque réponse amène une nouvelle question, on ne pourra pas avoir le fin mot. En revanche, on devra apporter des éclairages à tout ce qu'on aura semé. Il faudra avoir la place de tout mettre !

Est-ce que vous arrivez à imaginer l'après-Stryges ?

RG : Pour l'instant, il est hors de question que je reparte sur une série aussi longue, les one-shots me vont très bien ! (rires)
Sinon, j'avoue que je commence juste à y penser. Je ne sais pas du tout comment je vais gérer ça. Sans parler de savoir que faire – des projets, des idées, il y en aura toujours, je ne me fais aucun souci – c'est plus sur le plan psychologique que je m'interroge. Je serai à la fois content d'en finir avec ce challenge, d'avoir été au bout, et en même temps il y aura un sentiment de perte. Il y aura un vide inévitablement. Un personnage comme Debrah a pris une ampleur qu'on n'imaginait pas au début et qui nous dépasse largement, comment l'abandonner alors qu'il m'a accompagné pendant 20 ans ? Je ne sais pas...
C'est très con, mais Debrah est une femme qui a été à mes côtés pendant 20 ans, ce sera dur de la quitter !

Peut-être que ?

RG : Ah, si jamais ça nous prend, qu'on a de bonnes idées, une vraie envie, pourquoi ne pas réutiliser ce personnage... Je ne sais pas où, je ne sais pas comment, mais pourquoi pas ?

Il nous reste quand même du temps avant !

RG : Voilà. C'est ce que je me dis, on a le temps.

Alors profitons de ce dernier cycle. Merci beaucoup !

RG : Merci à vous !

Interview réalisée par Bulle d'Encre (2010)
Propos recueillis par Arnaud Gueury et Anna Sam.