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Interview de Corbeyran & Guérineau (Pavillon rouge - 2002)

Les stryges sont partout autour de nous, nous imposant leur volonté, nous terrorisant même. Mais qui se cache vraiment derrière ces monstres ? Corbeyran, Guérineau, Charlet et Suro seraient-ils les véritables manipulateurs ? Explications... ou presque !

D'où est née l'idée de la série Le Chant des Stryges ?

Corbeyran : La découverte chez un bouquiniste d'un étrange opuscule nommé Contact & Inducement a donné la première impulsion. Il s'agissait d'un ouvrage pseudo-scientifique anglais sur des créatures nommées « Stryges ». L'auteur, Péter Mackenzie, était visiblement très imprégné du boulot de Charles Fort, le pape du paranormal. Selon lui, les Stryges nous manipulent, influencent nos choix et pèsent sur nos décisions. La question qui nous a titillés fut : « le libre arbitre de l'homme n'est-il qu'une illusion ? » Nous n'avions pas de réponse, mais déjà largement de quoi faire une série BD ! Par la suite, nous avons découvert avec stupéfaction que pas mal de gens adhéraient à cette théorie...

Pourquoi utiliser ces « animaux » mythologiques plutôt que d'autres ?

C. : Parce qu'ils étaient libres de droits (rires) ! Plus sérieusement, les « Stryges » décrits par Mackenzie, et par conséquent ceux de la série, dépassent le cadre de la définition que l'on trouve généralement dans les dictionnaires de mythologie. Le mot « Stryge » n'est pas pris ici au sens littéral. C'est plutôt un terme générique qui inclut de nombreux autres êtres surnaturels avec lesquels nos créatures entretiennent des liens de parenté plutôt étroits. À défaut de les comprendre, il a bien fallu les nommer.

Dès la première série, la paranoïa et le complot dominent...

C. : Comme toutes les grandes sagas fantastiques qui proposent une réalité alternative, les Stryges ont les pieds sur terre et la tête dans les étoiles. Il faut être en phase avec les préoccupations de son époque et avoir suffisamment d'imagination pour fournir de l'émotion à son public. Trop de réel tue la fiction, mais pas assez enlève tout intérêt à ce que vous racontez. Le fantastique est un véhicule qui favorise la métaphore. Le monde des Stryges est métaphorique. Nous n'avons toutefois pas la prétention de détenir un quelconque message et de vouloir à tout prix le délivrer au monde. Pour les mêmes raisons, je ne pense pas qu'il soit utile de donner un mode d'emploi de l'univers des Stryges. Je pense que celui qui attend continuellement des réponses et des certitudes sera toujours déçu, alors que celui qui ressort de la lecture, en se posant davantage de questions que lorsqu'il y est entré, nous donnera le sentiment d'avoir plutôt bien bossé.

« Trop de réel tue la fiction, mais pas assez enlève tout intérêt à ce que vous racontez. »
Corbeyran

Pourquoi avoir voulu décliner le sujet sur plusieurs séries ?

C. : Ce choix est antérieur au succès du Chant des Stryges. J'en avais déjà le désir avant même de signer le contrat du premier album. C'est un vieux fantasme lovecraftien. Une fois que la mythologie que vous avez créée est en place, vous avez envie de l'utiliser pour voir si elle fonctionne, vous brûlez de la mettre à l'épreuve pour voir comment elle réagit. Les Stryges ne sont ni les Grands Anciens d'Howard P. Lovecraff ni les extraterrestres de Chris Carter, mais je ne verrais aucune objection à ce qu'ils se fassent une petite place au sein de cette grande famille (sourire).

 

Les Stryges manipules par... Richard Guérineau

Comment t'es-tu retrouve impliqué dans la série ?

Avec Corbeyran, nous avons élaboré le concept départ- En fart, c'est parti de la volonté de créer une série un peu polar-fantastique, qui tourne autour de la figure du génie du mal. On a mis toutes nos idées dans un sac, on a secoué le tout et en est sortie cette histoire. On voulait utiliser des créatures un peu vampiriques, et Corbeyraon m'a dit avoir trouvé dans des ouvrages de mythologie les Stryges. J'ai dit : « va pour les Styges» (rires).

Comment travailles-tu avec Corbeyran ?

Avant que Corbeyran ne se mette à l'écriture du scénario, on se rencontre souvent pour en discuter dans toutes les largeurs. On avait dégrossi le premier cycle (les 6 premiers albums) entièrement, en mettant les grandes lignes de chaque album sur papier. Après, Corbeyran s'occupe du découpage. Sur ce terrain, je ne fais que quelques remarques. Le gros de la la discussion est réalisé en amont. Puis, pour chaque tome, on se revoit pour préciser les points importants. Enfin Corbeyran écrit le scénario en entier, et je travaille dessus. Ça évite les mauvaises surprises d'éléments qui apparaissent comme par magie d'une séquence à une autre. C'est carré, et... plus agréable.

Ta technique devant la feuille blanche ?

Au départ de la série, je commençais par des roughs pour bien saisir les personnages. Maintenant, j'en fais beaucoup moins. Je fais une mise en page très rapide, sur un timbre poste quasiment. Et je passe au crayonné. Je travaille sur des planches au format de l'album. Ce n'est qu'après que j'agrandis le crayonné à la photocopie en format A3 pour encrer le tout. Pour les couleurs, avec Corbeyran, nous donnons des orientations, un état d'esprit, aux coloristes. Par exemple, nous se voulons pas d'à-plat de couleurs. Pour ma part, je donne des indications, en particulier, pour les ombres sur les gros plans, sur les visages qui ne sont pas toujours évidents à mettre en volume. Je fais ça sur une photocopie noir et blanc. En revanche, pour la palette de couleurs, je laisse au coloriste la liberté de choisir. Ce sont ses goûts qui rentrent en jeu à ce moment là.

Quel est ton moment le plus Jouissif ?

Chaque étape a ses bons côtés. Le crayonné est très excitant. Lorsque la planche a pris vie, on sent son travail exister. Après, l'encrage est plus fastidieux. Il est important car on pose les noirs, les masses, mais on a l'impression de refaire un peu la même chose une seconde fois.

Pour chaque série, avez-vous cherché un ton différent ?

C. : La mythologie est commune aux différentes séries, mais il n'était pas question pour moi de refaire quatre fois fa même chose. Le Chant s'apparente à une saga fleuve du type Les Envahisseurs. Le Maître de jeu tient du slasher autant que du thriller. Le Clan des chimères doit s'aborder comme une sorte de conte de fée tendance glauque ; enfin, Les Hydres d'Ares serait un scénario de John Carpenter produit par George Lucas. Ensuite, la forme donnée au récit par le dessinateur est déterminante et influence évidemment la trajectoire du projet. En plus d'avoir participé plus qu'activement à la création des fondements de la série, Guérineau a su insuffler un nouveau rythme au thriller BD « à l'américaine » sans pour cela renier les bases européennes de son travail. Peu de gens en sont conscients, mais la justesse de son trait donne une grande crédibilité à l'histoire. Le classicisme de Suro s'harmonise bien avec le Moyen Âge, et l'élégance de son trait confère à la série une aura de merveilleux sans laquelle elle aurait probablement moins de charme. Très fan de culture nipponne, et en constante recherche de l'effet optimum, Charlet offre à la série une vision très noire, toujours surprenante. Quant à Moreno - associé à son frère sur Les Hydres - sa passion pour le design S-F et sa maîtrise de l'outil informatique vont catapulter le projet vers des sommets.

Les Stryges : Mythes et Réalités

Pour donner corps à l'ensemble de l'univers des Stryges, un album « hors série » est sorti au printemps 2001, en coffret avec le tome 5 du Chant des Stryges. Composé d'extraits du fameux livre Contact & Inducement de MacKenzie et de nombreux dessins inédits, il fut, pour le scénariste Corbeyran, « l'occasion de faire le point, de dire aux lecteurs où on en était. Pour nous, la cohérence entre les différents projets est évidente, mais elle est parfois mal (ou pas du tout) perçue par le lecteur. C'était donc une manière de démontrer qu'il y avait une âme derrière tout ça et pas seulement un odieux calcul commercial. ». L'album est un superbe portfolio qui permet à chaque dessinateur (Guérineau, Charlet, Suro et Moreno) d'exposer son univers graphique par le biais d'illustrations pleine page (voir double page !), envoûtantes et soignées.

Le Chant, la série mère semble être la plus paranoïaque avec une théorie du complot. N'est-ce pas un sujet un peu bateau ?

C. : Boris Vian déclarait que « tout a déjà été dit cent fois ». La BD n'échappe pas à la règle. Je crois que l'originalité vient de la façon dont vous abordez les thèmes et dont vous traitez les sujets. Je dirais seulement deux choses : premièrement, le concept des Stryges est simple, et c'est cette simplicité qui nous permet de mettre en place des intrigues élaborées ; deuxièmement, le dessin de Guérineau est d'une apparente simplicité, et nous pouvons ainsi montrer de manière évidente des choses compliquées.

« Je pense que celui qui attend continuellement des réponses et des certitudes sera toujours déçu. »
Corbeyran

 

Les Stryges manipulés par... Charlet

Comment es-tu arrivé sur le projet ?

J'ai participé à un collectif réalisé à l'Académie de Tournai, Corbeyran l'a repéré et m'a demandé si j'étais intéressé par une collaboration sur les trois tomes du Maître de jeu. Ça me paraissait faisable. De plus, le personnage de Quentin et l'histoire de rôlistes perdus sur une île m'ont emballé.

Comment fais-tu pour mettre le scénario en images ?

À partir du scénario entier, je travaille par séquence. Je la découpe pour placer la dynamique de plusieurs planches. Je fais ensuite une esquisse pour modifier quelques petites choses qui me viennent soudain à l'esprit. Je trace aussi toutes les lignes de fuite en fonction des objets que j'ai, ce qui donne un quadrillage des cases, pas très clair pour des yeux extérieurs, mais moi je sais ce que je fais (rires). Je bidouille tout de même beaucoup. Quand je suis lancé, je crayonne toutes les planches de la séquence. Ainsi, je conserve l'esprit. Après, je m'aperçois des défauts et je modifie : je passe du blanco, je gomme, je colle... Je refais aussi des cadrages. Il y a un côté un peu dingue qui m'est propre parce qu'en fait je vais plus vite en refaisant des planches entières. Je passe par une sorte de « produit finalisé intermédiaire ». Ça ne me gêne pas de tout recommencer. Je ne fais pas de différence entre les scènes d'action et les scènes de dialogues. Le plus long à dessiner restent certains décors, comme des buildings, ou des véhicules comme les hélicoptères.

Et les couleurs ?

Je les fais moi-même. Sur le premier tome, j'ai travaillé en aquarelle, mais le résultat m'a un peu déçu à l'impression. Pour le deuxième tome, j'ai opté pour les encres de couleurs, mais cela donne un côté un peu flashy. Maintenant j'essaye d'être plus minimaliste, de travailler sur les contrastes, les nuances. Certaines de mes planches sont à la limite du monochrome. Je considère par exemple le noir comme une couleur à part entière. Cela donne un style différent.

Quel est votre secret pour trouver le juste équilibre entre l'action pure et les séquences dialoguées aux multiples informations ?

C. : Il n'y a aucun secret. Je ne calcule rien à l'avance. J'avance au feeling en tenant compte des contraintes : le contenu à faire passer et les 46 petites pages qui lui sont consacrées. Je me concentre sur le rythme, et j'essaie de varier les plaisirs. Il ne faut pas que les personnages parlent tout le temps, sinon le lecteur s'endort. Il ne faut pas que les personnages courent tout le temps, sinon le lecteur s'ennuie. S'il y a un secret là-dedans, c'en est aussi un pour moi. Je préfère ne pas le connaître.

Avec le tome 6, le premier cycle du Chant des Stryges s'achève. Quelles orientations prendra le second ?

C. : Nous sommes partis pour rencontrer le mystérieux Sandor G. Weltman. Nous découvrirons aussi qui sont les employeurs de l'Ombre. De quoi rester éveillés quelque temps encore.

 

Un peu d'histoire...

Dans Le Chant des Stryges (6 volumes) Kevin Nivek, responsable de la sécurité du Président des Etats-Unis, est mis à pied suite à un attentat raté contre l'homme d'état. En enquêtant, il découvre qu'une étrange créature était sur les lieux. Pour éliminer les soupçons qui pèsent sur lui. il poursuit ses investigations afin de découvrir les origines de ce monstre. Sur son chemin, il croise l'Ombre, une tueuse d'élite avec laquelle il s'allie, et découvre que des hommes importants sont sous l'influence de créatures maléfiques identiques à celle qu i] cherche : les Strvges.
Mais d'où viennent-elles ? Quel est leur but ?
Le Maître de Jeu (3 volumes) suit un groupe de rôlistes, prisonniers sur une île bretonne, qui expérimentent un nouveau jeu. Mais la présence d'un monstre bouleverse le cours de la partie, et les morts se ramassent à la pelle. Qui est ce monstre ? Ce jeu ne devient-il pas un peu trop réel ?
Le Clan des Chimères, (2 volumes) conte les péripéties mouvementées du seigneur Payen dérendant son château contre son vindicatif cousin. Au même moment (1235), sa femme accouche d un enfant qui, en grandissant, se révèle simple d'esprit. Pourquoi ce malheur ? Que cache la sorcière Smérald ? Qui est donc la petite Çylinia ?
Les Hydres d'Arès, (1er album à paraître) offrira un petit voyage dans le temps (3455), et dans l'espace. David « Boozer » Soho, un dépanneur agréé, Donna McSpayne, une diplomate et leur cyborg domestique Jean-Pierre affronteront les « Hydres » sur le sol martien. Une belle bagarre en perspective sur fond de mutation génétique et de complot interplanétaire.

Le Maître de jeu se situe aussi dans le monde contemporain...

C. : Une partie de l'histoire se déroule dans une grande ville, mais l'essentiel du récit est situé dans un cadre au look résolument ancien (un village abandonné au siècle dernier). Quand aux tomes 1 et 3, ils présentent beaucoup d'aller-retour entre passé et présent. De fait, ces particularités confèrent aux albums un côté moins « contemporain » que dans Le Chant permettent de leur donner une identité propre. Et puis c'est un thriller. Un genre qui a beaucoup de noirceur. J'avoue que la série est plus tordue. Cela tient sans doute à l'intrigue et aux personnages mis en scène. La véritable violence de notre civilisation est économique et Andréas von Harbow est prêt à tout pour parvenir au sommet. Au passage, je voulais préciser que cette histoire n'a rien d'une satire du milieu rôliste (un peu d'humour, les gars !). Je n'ai aucun compte à régler. J'ai moi-même été joueur et j'ai aimé ça. Je crois qu'on n'avait encore jamais rien raconté dans ce cadre-là. J'ai simplement utilisé certaines limites de ce milieu pour dramatiser la situation de départ, sans autre arrière-pensée.

Avec Le Clan des chimères, vous visitez l'époque médiévale ?

C. : J'ai un faible pour cette période. Ma première série BD (parue chez Vents d'Ouest début des années 90) trempait déjà jusqu'au menton dans le médiéval fantastique. Je n'étais pas revenu depuis. Ça me manquait, Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours associé cette période de l'Histoire à une véritable terre de légende. Et l'imagerie populaire et la mentalité de l'époque se prêtent d'assez bonne grâce à l'intrusion du surnaturel dans la vie de tous les jours. La série n'est pas du tout bâtie comme les deux précédentes. Ce qui me préoccupe ici, c'est le drame humain et de quelle manière la révélation de la présence des Stryges va venir bouleverser l'ordre des choses. Il faut du temps pour poser les personnages et les rendre crédibles. Tout ce petit monde a un rôle à jouer dans les albums à venir. Patience...

« Les Stryges ne sont ni les Grands Anciens d'Howard P. Lovecraft, ni les extraterrestres de Chris Carter, mais je ne ferrais aucune objection à ce qu'il se fassent une petite place au sein de cette grande famille. »
Corbeyran

Quatre séries déjà. Encore une autre en perspective ?

C. : On verra. On va déjà mener à leur terme les différents cycles engagés avant d'explorer d'autres directions. Il faut savoir être mesuré. Ça marche bien et c'est justement maintenant qu'il convient d'être vigilant, et de ne pas perdre la confiance des lecteurs ; confiance que nous avons acquise au fil des albums et des années.

 

Les Stryges manipulés par... Michel Suro

Comment es-tu arrivé dans l'univers des Stryges ?

J'avais déjà travaillé sur un projet avec Corbeyran, il y a une dizaine d'années, mais malheureusement, cela n'a pas abouti. J'accrochais à l'état d'esprit de ses scénarios alors de ses scénarios alors quand il m'a proposé Le Clan des Chimères, j'ai accepté. En plus, j'aime le traitement de ses personnages. Ils ont une psychologie très développée, ils sont plus profonds que beaucoup de personnage dans la BD en général. Et puis travailler sur de l'héroic fantaisie m'inspirait vraiment.

Comment se déroule ton travail ?

Corbeyran m'envoie le scénario complet trois mois à l'avance, ce qui me permet de bien y réfléchir, et de m'en imprégner. Il y joint des fiches détaillées sur les personnages pour pouvoir aboutir à ce qu'il avait à l'esprit. Ensuite, je travaille de séquence directement sur de grandes planches (30x51 cm), sans croquis préparatoires. Je place mes cases et mes personnages, mais au fil du crayonné, tout change. La planche finale ressemble rarement à ce que j'avais initialement prévu. Par exemple, je ne prévois jamais la place pour les dialogues, ce qui m'oblige à changer mes dessins pour intégrer les longs discours. Et j'effectue ces modifications à la dernière minutes, en bidouillant un peu le tout. J'aimerais pouvoir travailler au format de l'album car on a une véritable idée de ce que le dessin va donner. Alors qu'avec les grandes planches, on a des surprises à la réduction. Malheureusement j'ai besoin de respiration pour mon dessin, donc d'espace, a fortiori d'un grand format. Ce qui peut me faire recommencer entièrement certaines planches même après les avoir encrées ; si j'ai le temps bien sûr.

Et les couleurs ?

J'avais commencé à donner des indications à Hubert, mais il a su tout de suite comment s'y prendre. Il a même sauvé certains dessins que j'avais ratés. Alors, à moins d'une importance capital pour le scénario, il fait comme il veut. Son travail est une création à part entière qui participe à la qualité de l'album.

Interview réalisée par Pavillon rouge N°11 (2002)
Propos recueillis par Michaël Espinosa.