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Interview de Richard Guérineau (Fabble)

1. Définition du stryge par le dictionnaire : "Etre chimérique, sorte de vampire à la fois femme et chienne des légendes médiévales". Ta représentation correspond-elle à cette description ?

Pas vraiment. Pour nous c'est plutôt le mythe du vampire qui est un avatar des stryges. Mes créatures n'interviennent pas aussi directement que les vampires dans les activités humaines. On se trouve plutôt dans l'idée du démon ou de l'ange déchu, de créatures quasi divine bien supérieures aux humains On a puisé dans la mythologie grecque où le stryge correspond plutôt à une femme oiseau.

2. L'univers de la série peut être qualifié de fantastique contemporain. Quelles sont les raisons qui t'ont amené à t'intéresser à ce genre ?

J'avais depuis longtemps en tête l'idée de représenter un génie du mal, à l'image de Fantômas, genre feuilleton. Par goût, avec Eric Corbeyran, on a évolué vers le fantastique en articulant le projet autour de ce personnage ailé. C'est Eric qui a eu l'idée du stryge. En terme de référence, l'œuvre de Lovecraft est l'influence première avec ces créatures cachées, qui resurgissent du tréfonds de la terre. Ensuite, en construisant le découpage du scénario qui a donné lieu à de nombreux tâtonnements, la série télévisée X-Files nous a marqué. En effet elle réutilisait de vieux thèmes du fantastique sous une forme plus moderne. Nous avons été contaminés peu à peu. On retrouve ainsi des similitudes avec certains personnages de la série, comme l'homme à la cigarette. Pourtant cette référence est diffuse, comme celle de la littérature fantastique ou de certains films policiers, et ne correspond pas toujours à une volonté précise. De toute façon le principe de proposer plusieurs niveaux de lecture, avec des allusions distillées et des clins d'œil, fait parti du charme de la lecture.

3. Pour rebondir sur le thème du fantastique, tu as conçu l'année dernière un portfolio chez Ciné Flash qui fait référence à ta culture dans ce domaine ?

Au départ deux idées m'ont motivé : faire un bestiaire et dessiner des écrivains et des peintres appartenant à ce genre littéraire, le tout dans une ambiance gothique. Je me suis servi des peintures romantiques du XIXème siècle pour traduire cet univers, par exemple en utilisant des collages. Bien sur le lien avec les stryges est évident et les images présentes dans le portfolio peuvent être considérées comme des représentations de cet élément mythologique, tout en revenant à une esthétique traditionnelle. Le roman de Tim Powers "Le Poids de son regard" est un autre point de départ de mon inspiration. Le récit se passe au siècle dernier, des écrivains fantastiques comme Percy et Mary Shelley sont pourchassés par des muses vampires. Ce roman a aussi servi à Corbeyran pour construire le scénario du "Chant des stryges". Pour moi l'univers du stryge permet de varier le style graphique et de diversifier les productions tout en gardant une cohérence artistique. Le portfolio est là pour proposer des dessins plus proches de la gravure que l'on ne pourra pas trouver dans la série BD. En plus une partie de l'attrait de la série provient du fait que les stryges apparaissent jusqu'à maintenant plutôt furtivement. Il est donc intéressant de proposer des représentations qui prolongent la série et, en même temps, prolongent le mystère.

4. Pour mieux comprendre ton style, peux-tu nous éclairer sur ton parcours artistique ?

Après un bac scientifique, j'ai fait une école privée qui m'a permis de toucher à plusieurs domaines : design, illustrations, anatomie, perspective…Cette expérience m'a permis d'améliorer ma technique et j'ai pu ensuite intégrer à Bordeaux la fac d'arts plastiques jusqu'au Capes. Durant cette période j'avais un peu délaissé la bande dessinée. Mes travaux de l'époque sont marqués par mon attirance pour la couleur directe que j'avais découverte chez des auteurs américains comme Bill Sienkiewicz ou Dave Mc Kean. Le déclic a été ma rencontre avec Corbeyran en 1991, à la suite d'un concours organisé par la FNAC où il était membre du jury. Il a fallut que j'adapte mon style aux demandes des éditeurs qui voulaient une production plus classique. Ainsi notre première série "L'As de pique",née en 1994, est plus en référence avec l'univers de Tintin et Spirou. Techniquement, je suis aussi revenu à un travail en noir et blanc.

5. Donc "L'As de pique", est ta première intrusion dans le monde de l'édition. Que t'a apportée cette série en trois tomes, désormais indisponible ?

L'histoire est un projet de Corbeyran qui, ne correspondant pas à mon univers, me permettait de me faire violence et de progresser. "L'As de pique" s'inscrivait dans une production accessible aux enfants comme aux adultes, se déroulant dans les années trente et racontant les aventures d'Arthur de la Gravière, rentier sympathique. J'ai découvert tout à la fois avec cette série : le fait de faire un album de BD en 46 pages, de trouver un style de dessin, la couleur…

6. On sent des évolutions notables d'un point de vue technique ?

Je ne savais pas construire mes décors donc je jouais plus sur des astuces de cadrage, des effets gratuits de construction de la planche. Au fur et à mesure du premier album j'ai su utiliser ma documentation et à approcher un dessin semi-réaliste. L'une de mes satisfactions sur cette série, c'est d'être arrivé à juxtaposer des tronches quasi caricaturales dans un décor hyper réaliste.

7. Sur "L'As de pique" tu as fait la couleur. Quelles sont tes impressions ?

La phase de recherche a été plus longue. Dans le premier tome j'ai utilisé l'aquarelle qui passe mal à l'impression. Pour éviter un aspect trop pastel j'ai ensuite utilisé des encres, technique que je ne maîtrisais pas. Le meilleur résultat que j'ai obtenu se trouve sur le troisième album avec un mélange encres / gouache. Cette expérience m'a permis d'apprendre à me débrouiller mais je ne suis pas coloriste dans l'âme. Sur l'univers urbain du "Chant des stryges", je préférais passer le flambeau à Isabelle Merlet.

8. Un petit mot sur l'histoire intitulée "Le Lézard" ?

C'est un court récit paru chez un label indépendant "Ciel éther" en collaboration avec Alfred, auteur qui travaille aussi avec Corbeyran. Pour cette histoire fantastique, le graphisme est adapté à une impression en noir et blanc. J'avais une certaine liberté dans la pagination ce qui m'a permis de travailler sur des constructions de planches plus originales, avec des plans fixes, des effets de zoom, jouer sur la symétrie des pages. Ce projet m'a amusé. Le principe du noir et blanc m'attire beaucoup mais le public est trop restreint, les salaires sont peu élevés et ce type de production ne convient pas à toutes les atmosphères.

9. Tu as proposé, toujours avec Eric Corbeyran, une série sur le western qui n'a jamais vu le jour. Pour quelles raisons selon toi ?

"Cèdre rouge" devait se passer en Colombie britannique, avec des tribus indiennes peu connues. Le but était de rompre avec l'esthétique traditionnelle des cow-boys en mettant en parallèle une ville de bûcherons avec des légendes indiennes et notamment une créature mythique. Le principe était de garder la ville comme personnage principal de la série en modifiant l'esprit de la série à chaque album. Au début le western, ensuite l'épouvante puis le polar… Le style était hyper réaliste, avec une documentation importante, en particulier les photos de Curtis. Malheureusement le style était très différent de celui de "L'As de pique", ce qui a peut être refroidi certains éditeurs.

10. "Le Chant des stryges" marque une évolution graphique par rapport à tes travaux précédents. Le style adopté pour cette série est-il une évolution naturelle ou un choix délibéré ?

J'ai mis du temps à trouver le bon trait à l'image des travaux préparatoires où l'on note un dessin semi-réaliste que j'ai ensuite abandonné. Dans un premier temps j'ai essayé des effets propres au Comics. Par exemple l'héroïne a d'abord ressemblé à un super héros comme Elektra. Après des hésitations on a préféré une approche très réaliste tout en conservant le côté surhumain et mystérieux du personnage féminin. Elle devient d'ailleurs d'autant plus impressionnante que les autres personnages sont réalistes. C'est une question de contraste entre des éléments réalistes et des éléments imaginaires ou oniriques.

11. L'élément central de la série n'est pas tant les stryges que la façon dont ils sont représentés. L'esprit étant de contourner la représentation des stryges pour qu'ils gardent leurs aspects mystérieux et inquiétants. Comment as-tu travaillé cette représentation ?

D'un commun accord avec Corbeyran, nous avons choisi de jouer sur le fait de ne pas monter les stryges trop directement, créant ainsi une envie visuelle de la part du lecteur. Toute la difficulté est de gérer l'information que l'on va donner au lecteur, c'est un gros casse tête mais en même temps c'est là l'intérêt de ce type de création. Quant à la manière de représenter les stryges, ce qui est important c'est cette idée de n'utiliser que des images. Tout ce que les personnages de l'histoire perçoivent des Stryges ce sont essentiellement des images. La première allusion aux Stryges que l'on aperçoit dans le tome 1, c'est une image vidéo floue mais les personnages vont être persuadés qu'il s'agit d'une créature fantastique. Dans le tome deux, ce sont des croquis très subjectifs qui pourraient être l'œuvre d'un fou, qui témoignent de l'existence des créatures ailées. Ce qui est intéressant, c'est que l'image est liée au mensonge et à l'illusion. Moi ce qui me passionne, dans le cinéma, le roman ou la bande dessinée, c'est la question : Que crois-t-on ? Qu'est-ce qui est réel ? Cependant nous avons choisi dès le début un récit fantastique et non pas un simple polar. Par l'intermédiaire du cadavre du stryge que l'un des personnages principaux doit autopsier, on prévient clairement le lecteur, dès le milieu du tome 1, qu'il existe des créatures fantastiques. Pourtant, on joue toujours sur le doute qui peut exister chez les personnages et sur ce rapport ambigu à l'image.

12. Les couvertures des albums de la série ont une composition assez originale pour des albums de bande dessinée mais qui rappelle certaines affiches de cinéma américain. Peut-on parler de référence ?

On retrouve, c'est vrai, ce coté cinoche américain dans la série, notamment au travers des deux personnages tout droit issus de Pulp Fiction ou de l'hôpital psychiatrique du tome deux fortement inspiré par celui de l'Antre de la Folie de Carpenter. D'un autre côté, la fusillade de la fin du tome deux peut faire penser à du John Woo, mais sans volonté de notre part, ce sont des références qui resurgissent d'elles-mêmes sans qu'on n'y ai pensé à l'avance. Dans la construction même des pages, j'ai une approche très cinématographique. Quant je fais les esquisses, je fonctionne comme si j'avais un appareil photo ou une caméra que je fais tourner autour des personnages ou de l'action avec la volonté de faire varier au maximum, dans une même page les plans et les points de vue. Après dans la mise en page, je suis relativement classique. Pour moi, le classicisme, - et je différencie le classicisme de l'académisme - c'est l'évidence et là on est dans un récit où il faut que le lecteur soit embarqué dans l'histoire sans se poser trop de questions. Du coût cadrage classique égal lecture hyper facile. Après comme au cinéma on peut ajouter des effets de caméra, qui augmentent l'impact visuel et émotionnel. Or, dans la série, toutes les séquences ne s'y prêtent pas toujours. La plupart sont surtout narratives et il faut donc que le lecteur les lise sans qu'il rencontre de perturbations. Après, sur certaines séquences, dans le tome 4 par exemple, je pense à une mise en page qui débarde, plus éclatée, mais sur une page ou deux seulement. En fait, je refuse l'effet quant j'estime qu'il est un peu gratuit ou uniquement spectaculaire, il faut toujours qu'il y ait du sens. De ce côté là, je l'entends souvent, je fais un truc carré ! J'ai une approche dans le Chant des Stryges un peu à l'opposé d'un auteur comme Andréas, par exemple, qui pour moi est tout sauf cinématographique car il utilise à fond toutes les possibilités du cadre et de la mise en page en bande dessinée.

13. Peux-tu nous dire un mot sur ta collaboration avec Eric Corbeyran ?

Les pages de garde du Chant des stryges est la fois symptomatique de l'ambiance générale de série et notre façon de travailler. L'idée de faire une sorte de nature morte reprenant une part de la documentation que l'on a utilisée est venue en commun. C'est Eric qui a réalisé une maquette de ces pages de garde et c'est moi qui l'ai réalisé au final. Notre collaboration est un jeu de ping-pong. On se retrouve ensemble devant l'ordinateur d'Eric et on balance les idées en vrac. A partir de toutes ces notes, Eric fait une sélection d'éléments et il les imbriques les uns dans les autres. Sans être interventionniste sur le travail de l'autre, on va quand même l'enrichir. Autant Eric commente mes dessins, autant j'amène les idées de fond. Cela dit après il y un travail technique bien séparé.

14. Tu as confié les couleurs du chant des striges à Isabelle Merlet. Comment se passe la collaboration ?

Je ne suis pas du genre pointilleux avec les coloristes parce que je ne me sens pas coloriste dans l'âme. Je lui ai laissé une totale liberté dans le choix de la palette de couleur, moi ce que je voulais c'est qu'elle se sente à l'aise avant tout donc qu'elle utilise les couleurs selon ses envies. Tout ce que je demandais c'est d'être surpris par ce que j'allais voir à la fin, et ça a été le cas. Elle a utilisé, notamment dans le premier tome, une palette de couleur à laquelle je n'aurais jamais pensé et c'est tant mieux. Quant je vois le résultat, tout ce que je peux faire c'est chipoter sur deux trois trucs anecdotiques.

15. Le succès de la série a amené des professionnels qui ne sont pas issus de la bande dessinée a s'intéresser à ton travail. Tu as donc eu un certain nombre de travaux de commande. Comment te positionnes-tu par rapport à ce type de création ?

Pour moi, ces travaux sont des sortes de pauses. Faire un album c'est long, parfois on sature un peu, et ces boulots, sans courir après, me permettent de sortir un peu et de m'aérer. En plus c'est pour moi des expériences nouvelles. Concernant la commande pour la revue Ca m'intéresse, il faillait que je fasse 3 pages de BD à partir de 8 pages de scénario, un vrai casse tête ! Je ne sais pas si c'est très réussi en fin de compte, c'est un peu tassé et ramassé. Il y a des effets que j'aurais voulu faire mais je n'ai pas eu la place. C'était un boulot intéressant sur le plan de la documentation, ils m'ont envoyé des tonnes de trucs très précis et techniques tel que les tenus des pompiers, des gendarmes en cas d'alerte nucléaires, des diapos de la centrale de Civaux, et tout la procédure légale en cas d'alerte au nucléaire dans une centrale (rire). Concernant les travaux de communication, comme l'affiche de la FNAC ou celle du Festival BD en Bordelais, le plus dur ce sont les contraintes de composition. Il faut intégrer le thème et réfléchir en fonction des inserts de typographies mais ce qui peut être marrant c'est de détourner ces contraintes pour arriver à faire ce que tu veux. Le résultat est parfois décevant d'un point de vue artistique mais l'important c'est que ça soit communicant. Ceci dit, je ne considère pas ce type d'exécution comme un travail d'auteur. Dans ce cas là, je suis un exécutant. On fait appel à moi parce qu'on estime que mon dessin peut correspondre, donc il y a quand même cette partie "On fait appel à un auteur", mais après je me place dans la position de répondre à des exigences afin de communiquer une information. Forcement, après le dessin est transformé mais c'est fait pour ça. Une affiche se doit d'être consensuelle et lisible, et s'il faut que tu t'assoies un peu sur tes préoccupations d'auteurs.
J'ai également travaillé pour le Cd-Rom "Grands et petits secrets de la BD". La méthode de travail dans le multimédia n'a rien à voir avec la bande dessinée. Autant en BD une fois que le scénario est écrit, je fais mon truc tout seul, autant sur un cd-rom, un peu comme en dessin animé, on travail en équipe avec des retours et des changements constants au sein même du projet. Ce qui m'a attiré c'est d'aborder d'autres méthodes de travail tout en faisant ce que je sais faire, c'est à dire la bande dessinée. Finalement ça a été une expérience assez enrichissante.
Coté création, je suis de plus en plus convaincu par les possibilités de l'outil informatique notamment au niveau de la couleur.

16. Quels sont tes projets à venir ?

Je travaille actuellement sur le dessin du tome 4 de la série "Le Chant des stryges" qui doit sortir en juin. Le scénario du tome 6 est en cours d'élaboration et je participe au travail de Corbeyran. L'avenir passe toujours par une collaboration avec Corbeyran : nous souhaitons reprendre le projet "western" déjà évoqué en le modifiant sensiblement.

17. Et pour finir que penses tu des festivals de bande dessinée ?

Dessinateur, c'est un boulot de solitaire et les festivals permettent de sortir un peu de chez soi et de rencontrer le public. En plus ça fait du bien de se retrouver entre auteurs, de revoir des gens qu'on aime bien ou des auteurs qu'on apprécie ou que l'on admire. La rencontre avec le public, c'est important aussi surtout quand on fait de la bande dessinée populaire, ça nous permet d'avoir un retour, des échos. D'un autre coté, au bout d'un moment en dédicace, je me mets en pilotage automatique. On me pose toujours les mêmes questions, je fais les mêmes réponses, je fais les mêmes dessins. Je fini par avoir l'impression de vendre ma soupe avec un côte un peu promotionnel. Mais dans l'ensemble ça reste vachement sympa.

Interview réalisée par l'Association FABBLE (Non datée)
Propos recueillis par Vincent Génier et Manuel Lo Cascio.